Les mafias sont toutes des organisations
criminelles mais toutes les organisations criminelles ne sont pas des
mafias. Evident pour les spécialistes, ce constat ne l’est pas pour le
grand public, alors que le mot mafia s’emploie à tort et à travers,
aussi bien pour des affaires de corruption que pour le grand
banditisme. Au risque de masquer ce que Cosa Nostra, la mafia
sicilienne, ses cousines de Calabre (’Ndrangheta) ou de Campanie
(Camorra) ainsi que d’autres organisations tels les triades chinoises
ou les yakuza japonais, ont de particulier.
«L’association prime sur l’individu mafieux qui y fait allégeance et
les frontières de la mafia sont clairement délimitées par la frontière
du rite d’initiation», souligne Clotilde Champeyrache, spécialiste
de l’économie criminelle qui, dans un livre dense, mêlant sociologie,
économie et histoire, montre la spécifité du phénomène mafieux, y
compris sur le terrain de l’imaginaire pour ses affidés, comme dans la
société qui lui sert de terreau. Cosa Nostra en est l’archétype.
Impôt obligatoire. Le pouvoir de la mafia se définit d’abord par
le contrôle du territoire. Chaque «famille» a le sien où elle règne en
maître absolu. Même quand elle engrange des milliards par le trafic de
drogue ou de déchets toxiques, même quand elle infiltre l’économie
légale ou truste les appels d’offres, il est essentiel pour une
«famille» de faire payer le pizzo - l’impôt mafieux - à tous, sans exception. Elle montre ainsi sa toute puissance. «La famille mafieuse n’a pas seulement un territoire, elle est ce territoire et elle veut y exercer une pleine souverainté»,
notait le juge sicilien Paolo Borsellino, l’alter ego de Giovanni
Falcone, comme lui assassiné. Souvent cités dans ce livre, ces deux
magistrats piliers du pôle antimafia de Palerme furent les premiers -
grâce notamment aux témoignages de grands «repentis» - à démontrer que
Cosa Nostra est une organisation pyramidale et bien structurée.
«Aucun territoire passé sous contrôle mafieux n’a encore été jusqu’ici pleinement reconquis par l’Etat de droit», constate
Clotilde Champeyrache. Les grands succès des forces de l’ordre, ces
dernières années, ont mis Cosa Nostra sur la défensive. Mais son
pouvoir demeure enraciné. Et les parrains restent sur leur territoire. «Presenza è potenza» (la présence est puissance), dit le dicton.
Riche à millions, imprenable pendant plus de quarante ans, Bernardo
Provenzano, le grand chef des Corléonais - le clan qui régnait sur Cosa
Nostra depuis trois décennies - a ainsi été arrêté en avril 2006, dans
une bergerie à quelques centaines de mètres de son village. Il dormait
sur un simple lit de camp, se nourrissait de ricotta et de chicorée.
Vieux rituels. «Provenzano, en vivant aussi simplement, donnait
l’exemple du sacrifice, un geste emblématique pour un dirigeant
mafieux, si l’on pense au nombre de parrains détenus vivant de façon
encore plus spartiate», souligne John Dickie, historien et
journaliste britannique, à la fin de sa riche histoire de la mafia
sicilienne qui vient d’être rééditée en poche. Elle reste et de loin la
meilleure synthèse sur Cosa Nostra disponible en français. Celui que
l’on appelait U Trattoru («le tracteur») était le dernier représentant d’un certain type de padrino. Il gérait l’organisation et communiquait au travers de pizzini, des
petits messages manuscrits qui se terminaient toujours par une petite
phrase sur Dieu. Des centaines d’entre eux ont été saisis dans sa
cache. Analysés par Salvo Palazzolo, journaliste au quotidien la Repubblica
et par le juge Michele Prestipino, ils racontent le fonctionnement de
Cosa Nostra au quotidien, dans un livre passionnant, malheureusement
non encore traduit en français. On y voit une mafia où coexistent les
vieux rituels et des pratiques beaucoup plus sanguinaires.
Dans son premier siècle d’existence, entre 1860 et 1960, la mafia
sicilienne n’avait tué en tout et pour tout que deux figures de l’ordre
établi. Les Corléonais se lancèrent dans une guerre frontale contre les
représentants de l’Etat et la perdirent. La mafia depuis fait à nouveau
profil bas mais elle n’en est que plus redoutable.